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« Se racler la gorge » : un tic des écrivains maliens ?

« Se racler la gorge » est une expression omniprésente dans la littérature malienne écrite
depuis son origine jusqu’à nos jours. De nombreux auteurs lui font sans cesse recours, ce
qui fait qu’elle a tendance à devenir un tic incontournable. Le tic est en général une
manie, un plaisir excessif d’employer un mot, un groupe de mots, une locution, etc. Dans
cet article, nous ciblons au moins dix (10) écrivains maliens qui en font usage dans leurs
récits (roman, conte, nouvelle).


Les premiers écrivains maliens qui ont fait usage de cette expression dans leurs récits remontent à la période de la colonisation. Le plus connu serait Seydou Badian, le doyen. Dans son roman « Sous l’orage » (1957) qui fait partie des livres les plus lus et les plus connus du public malien, le doyen, comme s’il était condamné à faire recours à cette formule, l’emploie au moins quatre fois pour le père Benfa qui occupe une place prépondérante dans l’œuvre. D’abord, il écrit : « Les regards se posèrent alors sur le père Benfa […] se racla la gorge et se tourna vers l’un de ses frères » (p. 35) ; ensuite : « Il se racla la gorge se rajusta dans son attitude, manipula la tabatière et se décida à parler » (p. 36) ; en outre : « Le père Benfa se racla la gorge, mais ne dit rien » (p. 179) et enfin : « Le père Benfa se racla la gorge » (p.
181). Chez Amadou Hampâté Bâ, c’est encore plus accentué. Lui, il la valorise dans beaucoup de ses livres. Référons nous à « Amkoullel, l’enfant peul » (1991) et « Oui, mon commandant ! » (œuvre posthume, 1994). Dans le premier, il dit : « Dans le bureau du commandant, quelqu’un déplace la chaise, toussote plusieurs fois, se racle la gorge et se mouche bruyamment ».

Quant au second, il mentionne : « Le roudouga se racla la gorge et reprit sa déclamation […] ». Ce qui est salutaire chez Amadou Hampâté Bâ, c’est que si le verbe « se racler » est uniquement conjugué au passé simple chez Seydou Badian, lui (Amadou Hampâté Bâ), il adopte une variation, c’est tantôt le présent de l’indicatif, tantôt le
passé simple de l’indicatif. Mais ce qui est grave, c’est que même après sa mort, il continue d’employer cette formule (cas de l’œuvre posthume). Le doyen, dans « Sous l’orage » semble donner un coup d’envoi aux autres écrivains maliens. Ainsi, Moussa Konaté, le grand patron du roman policier, a aussi succombé au charme du raclement de gorge. Dans son roman intitulé « L’affaire des coupeurs de têtes » (2015), il l’utilise sans clairement préciser celui qui fait l’acte. Le sujet « on » confirme cela et la marque de l’imparfait de l’indicatif explique sa particularité : « Les regards fuyants, on se
grattait la tête, toussotait, se raclait la gorge, croisait et décroisait les jambes jusqu’au moment où, comme s’étant libéré du charme, le griot s’adressa au préfet ». Son successeur, Mohamed Diarra, l’extrême contemporain qui est déjà auteur d’au moins quatre romans policiers, ne blague pas avec cette expression. Dans son dernier roman titré « Un corps dans un lit de marigot » (2021), il témoigne son goût et son attachement pour cet acte en l’utilisant au moins trois fois. Premièrement, en parlant de l’inspecteur Sidia : « Marouf la donna en premier à l’inspecteur Sidia qui se racla la gorge […] » (p.58) ; deuxièmement en parlant de Marouf : « La base de données consultée, Marouf se racla la gorge, ce qui mit fin à la lecture silencieuse de l’inspecteur Sidia […] » (p.83) ; troisièmement, il change le mot « racla » en « raclement » : « […] on entendit un bruit de pieds sur le sol carrelé, un raclement de gorge, un éternuement et enfin une quinte de toux » (pp. 118-119).

Ousmane Thiény qui est influencé par la thématique de la mort, ne cesse d’arracher la vie de ses personnages dans son recueil de nouvelles « Allers simples pour Ségou » (2017). Des adultes qui ont eu la chance de survivre à cette « mort textuelle » n’échappent pas au raclement de gorge. C’est le cas de la matrone de l’histoire d’Agna (qui meurt après avoir enfanté) : « La matrone se racla la gorge comme pour signaler sa présence » (p.68). Paul-Marie Traoré, premier malien à avoir obtenu le prix Ahmed Baba, est un romancier hors-pair. Abordant çà et là la question de l’adultère, un sujet presque tabou, il innove d’une part le roman malien ; d’autre part, d’un point de vue réaliste, il n’a rien à envier aux grands auteurs qui représentent si bien la société dans l’univers textuel. Cependant, il semble aimer avec ferveur cette expression et finalement il laisse paraître son désir dans « La demoiselle tranquille » (2021) : « Sa voix était étouffée, il se racla la gorge à plusieurs reprises pour enfin trouver une voix convenable […] » (p. 77). Chez lui, même les femmes font ce geste : « La mère […] se racla la gorge et marqua une certaine difficulté à s’exprimer. » (p.44). Les vingt-six ans d’expérience de Bréhima Touré dans la rédaction des articles journalistiques ne lui ont pas permis d’oublier le raclement de gorge. Dans son recueil de contes et d’épopées intitulé « Aventures et mésaventures » (2021), il écrit : « Le vieil homme interrompit l’échange muet entre les deux jeunes en se raclant la gorge » (p.87). Adama Fankelen Traoré aussi ne se lasse jamais de le mettre dans ses récits.


Cependant, dans « Les filleules de Mme Lionne » (2017), il se méfie de la forme au passé simple de l’indicatif qu’il substitue par le présent de l’indicatif : « Un homme racle sa gorge et lance. » (p.63) ; ainsi que le participe présent : « – A Doubasso ? demanda-t-il tout en se redressant dans son târa et en se raclant la gorge. » (p.25). Paul-Marie Traoré, Mohamed Diarra, Bréhima Touré et Adama Fankelen Traoré habitent tous à Bamako. Les écrivains maliens qui sont dans les régions ne sont pas d’accord que cette expression soit emprisonnée à Bamako. Avec plaisir, Sibirinan Zana Coulibaly, depuis Yangasso (Ségou) n’a pas accepté de rater l’occasion de l’employer dans son premier roman intitulé « Sali » (2019) : « Il se leva, toussota pour se racler la gorge, comme le ferait tout maître de la parole qui a le devoir de s’exprimer […] » (p.98). Ce serait une façon pour lui de montrer que les régionaux aussi sont très sérieux quant à la mise en valeur de cette formule.


Même les écrivains maliens résidant à l’extérieur, ne sont pas restés en marge de cette course à l’emploi de l’expression « se racler la gorge ». « L’envers du décor » (2014), un recueil de nouvelles de Safiatou Ba, écrivaine malienne résidant aux Etats Unis, confirme cela. L’auteure, écrit ainsi : « Il se racla la gorge et sortit les cauris. » (p.78). Quelques écrivains de la jeune génération aussi continuent d’imiter leurs prédécesseurs en faisant recours à cette expression comme si c’était l’héritage précieux que leur avaient donné ceux-ci. C’est le cas de Modibo Basseydou Touré. Ce jeune écrivain
réussit à s’opposer carrément aux féministes et aux règles traditionnelles dans son premier roman « Les divas de la capitale » (2019) mais néanmoins, il n’a pu empêcher un vieillard de se racler la gorge : « Le vieillard […] racla sa gorge et il reprit la parole […] » (p.88). La liste est longue…

Au-delà de cette critique ironique qui souligne que « se racler la gorge » peut être considérée comme un tic de beaucoup d’écrivains maliens évoluant dans l’écriture du récit, force est de reconnaitre que le raclement de gorge est une attitude culturelle propre à l’Afrique en général et au Mali en particulier. Ces auteurs cités, par ce tic, sont justes en train de transmettre, de promouvoir et de sauvegarder cette valeur africaine pour les générations actuelles et futures. Cette volonté de promotion de la culture malienne à travers les récits mérite d’être encouragée. Ainsi, ces livres méritent tous d’être enseignés dans nos établissements scolaires. Par ailleurs, d’un point de vue sociocritique, l’omniprésence de ce terme montre que toute littérature est fruit d’une société (donc la littérature malienne ne peut
se détacher des réalités de la société malienne), autrement dit, où que les écrivains maliens se trouvent (au Mali ou ailleurs), on y voit généralement leurs œuvres comme photocopie des réalités du Mali.

Modibo Ibrahima KANFO

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