Dans une interview accordée à un média français le 26 octobre 2021, l’ancien ambassadeur de France, Nicolas Normand a donné son avis sur la possible négociation engagée entre le gouvernement malien et les groupes djihadistes, les rumeurs sur l’arrivée de la société Wagner, le retrait des troupes françaises en un mot le Mali en plein virage sécuritaire.
Il répondu à des questions comme comment interpréter ces changements de stratégies sécuritaires ? Avec quelles conséquences géopolitiques ? Le point avec Nicolas Normand, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’Afrique subsaharienne, ministre plénipotentiaire honoraire.
Que peut-on attendre des négociations entre le gouvernement malien et les groupes djihadistes ? Est-ce un revers pour la France ?
Nicolas Normand a fait savoir qu’il faut rappeler qu’au niveau local, par la force des choses, des négociations se sont déjà imposées entre certaines milices communautaires Dozos et des djihadistes affiliés au JNIM, au Mali comme d’ailleurs au Burkina Faso.
Ceci a commencé dans le centre du Mali, région de Ségou et cercle de Niono, en octobre 2020, par des blocus de villes : Kourmari et Farabougou. Les djihadistes de la katiba Macina (relevant d’Amadou Koufa, affilié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) de Iyad Ag Ghali) ont accepté de lever le siège et d’arrêter leurs tueries par un accord de cessez-le-feu en mars 2021, puis un accord de paix en avril s’appliquant à douze municipalités et y imposant la charia, après la médiation du Haut Conseil islamique du Mali. Il s’agit d’un accord fragile, ayant connu une résurgence du conflit depuis juillet 2021.
Au niveau national, la question reste en suspens : au Mali, en raison de l’impasse de la solution militaire, de la lassitude de la population confrontée à l’insécurité, l’idée se répand que le djihadisme ne serait au fond qu’un problème local, politique ou religieux à régler par la palabre entre « frères maliens » et sans ingérence étrangère. Mais, malgré deux forums nationaux (Conférence d’entente nationale en 2017 et Dialogue national inclusif en 2019) demandant de négocier avec Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa, ceci n’a pu être lancé officiellement, en dehors de la négociation ponctuelle d’octobre 2020 permettant d’échanger quatre otages (dont la Française Sophie Pétronin, captive depuis quatre ans), contre 200 djihadistes emprisonnés, plus une rançon payée. Une annonce apparemment officielle, chargeant le Haut Conseil islamique du Mali de négocier avec Iyad et Koufa, en octobre 2021, a été démentie peu après. On peut comprendre facilement ce nouveau rétropédalage (ce n’était pas la première tentative : l’imam Dicko avait déjà été chargé brièvement, en 2019, de la même mission par le Premier ministre du Président IBK).
Il suffit en effet de mesurer les conséquences d’un éventuel accord avec les djihadistes du JNIM : Iyad Ag Ghali en serait probablement demandeur, mais cela l’obligerait à rompre avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), dont il devrait alors se protéger. AQMI, dominé par des djihadistes algériens, même affaibli par une série de revers militaires, ne pourrait qu’être opposé à un compromis contraire à sa raison d’être, sauf naturellement si ce compromis est en fait une capitulation pour Bamako. En cas de véritable compromis, le djihad local devrait alors rompre avec le djihad global d’Al Qaïda. Iyad Ag Ghali demanderait, au moins pour la forme, que la charia (dont les modalités peuvent varier) s’applique sur l’ensemble du Mali. Mais il rechercherait surtout le leadership pour lui sur tout le septentrion malien (le pseudo Azawad). Il pourrait peut-être accepter une solution moins ambitieuse lui permettant d’entériner sa domination féodale sur la région de Kidal, dont il ferait une enclave autonome où la démocratie ne serait qu’un simulacre. Dans ce cas, le pouvoir de Iyad ne dépasserait probablement pas ses affidés Ifoghas et la région. Les plus importants groupes armés signataires de l’accord d’Alger, originaires de Kidal, non djihadistes mais d’inclination islamiste, se rallieraient, tandis que les autres signataires, notamment issus des tribus non Ifoghas et non Idnanes, seraient obligés de se soumettre (Touaregs Imghads et Daoussaks, Arabes, Songhaïs, etc.), selon le principe « baise la main que tu ne peux pas couper ». On observerait alors peut-être un déblocage de l’accord d’Alger, avec des élections régionales sous contrôle des groupes armés, mais au profit d’un ou de plusieurs émirats islamistes pour les cinq régions du Nord. Les candidats à la présidence des régions, élus au suffrage universel direct selon l’accord d’Alger, seraient en effet désignés par les mouvements djihadistes. Il est néanmoins prévisible que cette solution ressemblerait à un démembrement difficilement acceptable du Mali, et que Bamako chercherait militairement à reprendre le contrôle de Kidal dès que possible, le cas échéant avec des mercenaires russes de la société Wagner.
Par ailleurs, une partie importante des combattants actuels du JNIM, notamment ceux ralliés au leader peul Amadou Koufa et à Al Morabitoun ne pourraient sans doute renoncer aux armes que si un accord leur offrait aussi d’importantes gratifications à travers un nouveau processus de désarmement/réinsertion à financer par la communauté internationale (en plus de 13 000 combattants des groupes signataires de l’accord d’Alger que Bamako a promis de réinsérer avant fin 2022). Certes, une majorité de djihadistes sont des jeunes désœuvrés dont l’insurrection a des causes d’abord économiques et sociales, entre autres l’accès au foncier, la concurrence non régulée entre pasteurs et agriculteurs, la gestion de l’eau, le chômage. Ils n’ont rejoint les groupes armés que faute d’autre perspective. Mais comment offrir à ces jeunes analphabètes une insertion et des projets, comment assurer la loi et l’ordre alors que l’État est absent et perçu comme un adversaire ? Le réalisme oblige à admettre que les racines de l’extrémisme violent ne seraient guère traitées par la négociation avec les djihadistes, même en voulant refaire un nouvel accord généreux pour tous les ex-combattants sur le modèle de l’accord d’Alger, dont on a d’ailleurs pu constater le blocage.
En outre, le JNIM n’est qu’une coalition de groupes assez autonomes poursuivant des buts divers avec des moyens différents. Ainsi, l’imam Amadou Koufa a une conception de l’Islam particulièrement radicale et n’hésite pas à attaquer des civils pour environ le tiers de ses attaques (soit 78 % des attaques du JNIM contre des civils), tandis que Iyad est plus pragmatique et politique, plus respectueux des populations. Il serait peut-être plus difficile d’amadouer Koufa que Iyad, qui a déjà signé des accords avec le gouvernement en 1992 et avait repris une vie civile.
Le processus devrait être complété par la recherche de compromis et de gratifications auprès de tous les chefs intermédiaires et combattants des milices Dozos (bambaras) et Dan Na Ambassagou (Dogons) qui pourraient s’y prêter, par des contacts au plus près des communautés locales et villageoises. Une proximité de l’État malien serait certainement bénéfique, mais encore faudrait-il que Bamako puisse offrir à ces personnes, généralement illettrées, des services et des perspectives d’emplois ou des avantages matériels. Un tel programme n’a encore pas été mis sur pied et nécessiterait un fort accompagnement de la communauté des donneurs, qui n’irait pas de soi, compte tenu de la réticence française actuelle au dialogue avec les extrémistes.
L’État islamique au grand Sahara (EIGS), rejetant catégoriquement tout dialogue, attirerait à lui tous les mécontents qui, pour des raisons idéologiques ou matérielles, s’écarteraient d’un processus initié entre le gouvernement et Iyad. La paix ne serait donc nullement assurée.
Enfin, le départ partiel ou total des forces étrangères, en particulier de la force française Barkhane, sans doute incontournable dans la négociation, créerait un blocage ou bien une opportunité particulièrement propice aux groupes extrémistes (notamment l’EIGS) que l’armée malienne seule ne serait plus en mesure de contenir. C’est pourquoi Bamako n’envisage la possibilité d’un dialogue avec Iyad qu’avec beaucoup d’hésitations et tergiversations.
Pour ces différentes raisons, la négociation évoquée ne saurait être une panacée. Au mieux, elle diviserait un peu plus la nébuleuse djihadiste en y provoquant davantage de combats internes. Il serait toutefois nécessaire que Bamako conserve les moyens militaires de se protéger. La négociation pourrait néanmoins présenter l’avantage de mieux faire comprendre à une opinion publique décontenancée les véritables enjeux du conflit interne au Mali. Au pire, elle compliquerait encore le statut de Kidal sans aucunement améliorer la situation (ni celle du Burkina Faso et du Niger) ou même accélérerait le délitement du pays. Mais Bamako mesure ces risques et les autorités maliennes de la transition sont conscientes qu’une solution véritable ne peut être que globale, en traitant les dysfonctionnements économiques, sociaux et de gouvernance qui sont à la racine des insurrections locales et du djihadisme, tout en gardant un volet militaire et policier incontournable pour tenter d’assurer le respect de la loi et de l’ordre dans les territoires.
Il n’y a donc pas de revers pour la France, en tout cas à ce stade, car Bamako semble partager les raisons s’opposant à un dialogue avec Iyad Ag Ghali.
Dans le même temps, la junte au pouvoir à Bamako négocie l’arrivée de la société paramilitaire Wagner.
Avec quelles conséquences pour le pays et pour les forces notamment françaises en présence ? Considéré comme un instrument géopolitique au service de Moscou, la Russie pourrait-elle tirer un avantage de la présence de Wagner sur le sol malien ?
En réalité, Bamako a cherché auprès de la Russie une alternative à la France et à son dispositif Barkhane, à la fois par crainte de son retrait trop rapide qui souligne fortement la dépendance existentielle du régime malien à la France et aussi pour tenir compte, voire instrumentaliser à des fins de politique interne, l’impopularité de la politique française au Mali, d’ailleurs alimentée par une campagne anti-française des services russes sur les réseaux sociaux (vidéos et fake news). Le sentiment antipolitique française à Bamako s’explique notamment par l’appui initial aux séparatistes de Kidal (pourtant limité à 2013), par la durée de la présence de l’armée de l’ancienne puissance coloniale, sa relative autonomie locale perçue comme une violation la souveraineté nationale et enfin la persistance de l’insécurité qui ferait croire à une duplicité selon certains activistes locaux.
Il s’agit aussi, vu de Bamako, de tenir compte des relations anciennement fortes entre la défunte URSS et le Mali, et du retour remarqué et important de la Russie en République centrafricaine (RCA) en profitant du retrait militaire français précipité (l’opération Sangaris, arrivée en RCA fin 2013, forte de 2000 hommes en 2014-2015 en est repartie en octobre 2016), ainsi que de son efficacité en Syrie. À Bamako, on estime qu’il s’agit de succès de la Russie qui contrastent avec l’échec présumé ou ressenti de Barkhane au Mali.
Par ailleurs, de nombreux militaires et cadres, dont le Premier ministre Choguel Maïga lui-même, ont été formés en Russie. La coopération avec la Russie actuelle ne s’est d’ailleurs maintenue que dans le domaine militaire (un accord russo-malien a été signé en juin 2019).
Cela étant, on constate que la Russie ne se précipite pas pour s’engager dans le bourbier malien et que le Mali lui offre aussi moins de perspectives en ressources naturelles à exploiter que la RCA où abondent or et diamants pillés par quelques groupes armés non djihadistes et à motivations matérialistes avec qui il est plus facile de s’entendre. C’est pourquoi Moscou a dirigé les autorités maliennes vers la société de sécurité privée Wagner, dont le coût est prohibitif pour le Mali (9 millions d’euros par mois pour 1000 hommes, selon Reuters). Des contacts avec l’Algérie pour les financer ont été évoqués, mais sans confirmation.
Mais, outre son coût financier, cette éventualité présente beaucoup d’inconvénients qui ont fait jusqu’à présent reculer Bamako : les mercenaires Wagner ont une réputation sulfureuse.
Le groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation de mercenaires a dénoncé la présence en RCA de mercenaires russes. Le 9 juillet 2021, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a accusé une fois de plus ces mercenaires d’avoir commis des exactions en RCA, précisément 207 abus de droits humains entre février et juin 2021.
En outre, l’efficacité de mercenaires Wagner serait problématique dans le contexte malien, sans les moyens d’observation américains et français dont dispose Barkhane et sans les drones. L’échec en Libye des 1200 mercenaires russes prêtant main-forte au Maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de la Cyrénéique (Libye orientale) dans son offensive du printemps 2021 contre Tripoli (et le gouvernement libyen reconnu par la communauté internationale) est symptomatique des limites de Wagner. De même au nord du Mozambique (province de Cabo Delgado), 200 mercenaires Wagner ont appuyé sans succès l’armée nationale dans la reconquête de villes prises par les djihadistes locaux.
Enfin et surtout, les principaux partenaires du Mali, dont la France, l’Union européenne, le Niger, la Mauritanie ont fait connaître leur ferme opposition à la venue de ces mercenaires au Mali. Il est donc actuellement improbable que la société Wagner intervienne au Mali.
Négociations avec les groupes djihadistes, société Wagner, retrait des troupes françaises au Mali qualifié « d’abandon français » par Bamako… La France et le Mali sont-ils toujours alliés ?
Oui, les deux pays restent des partenaires fortement alliés, malgré les accusations publiques et répétées du Premier ministre malien Choguel Maïga contre la France en septembre et octobre 2021 et malgré l’impopularité des politiques françaises au Mali. Dans son interview au journal Le Monde du 18 octobre 2021, Choguel Maïga a été clair à ce sujet : « Il peut y avoir des scènes de ménage, mais je ne crois pas beaucoup au divorce… Trop de liens lient le Mali et la France pour qu’une équipe en précampagne, sur un coup de tête ou une saute d’humeur vienne tout remettre en cause… Il nous reste encore beaucoup de choses à faire ensemble ». On voit que le Premier ministre malien profite d’un moment propice pour maltraiter la France et son dispositif Barkhane, de manière populiste pour engranger un soutien local, tout en estimant que le Président Macron n’ira pas jusqu’à retirer l’armée française du Mali, à l’image de la débandade américaine en Afghanistan.
M. Camara