Le paradoxe malien :
On a manifesté des mois durant pour dénoncer la mauvaise gestion d’un régime jusqu’à le faire chuter. Maintenant que la justice s’est mise en branle pour traquer d’éventuels prédateurs, on crie que la justice est vassalisée ! En effet, depuis qu’un ancien premier ministre et une ancienne ministre ont été mis sous-mandat de dépôt la classe politique ainsi que le monde de juristes s’agitent. Certains pensent que la justice est instrumentalisée et qu’en l’absence de la Haute Cour de Justice à qui il revient de juger le président de la république et les ministres selon la Constitution de 1992 cette interpellation est anticonstitutionnelle. Pour d’autres, il est normal que justice se fasse malgré l’absence de la Haute Cour de Justice. D’autres encore tels que le CNDH et les partisans du parti ASMA se contentent de dire que la loi soit respectée. Pour le citoyen lambda, ce qui importe c’est que des individus ont été accusés de malversations et que la justice a le devoir d’établir la vérité.
Ce débat qui a été enclenché depuis l’interpellation de Soumeylou Boubèye Maïga et Mme Bouaré Fily Sissoko se retrouve non seulement sur les réseaux sociaux mais aussi dans des journaux en papier ou en ligne. Delta News a le plaisir de vous proposer un point de vue, dépassionné, d’un de nos compatriotes, Boubacar Touré juriste vivant au Canada.
Parmi les causes qui affligent le Mali depuis plusieurs années, il n’ya pas que le djihadisme et son corollaire (le terrorisme), il y’a aussi la mauvaise gouvernance avec ses conséquences (les crimes économiques et l’impunité érigés en système). La décision courageuse du Procureur général de la Cour Suprême de mettre en œuvre l’action publique pour défendre le principe de l’intérêt de la justice a suscité un débat au sein des acteurs judiciaires parmi lesquels, certains ont décidé d’aliéner la fonction du droit et de ne pas défendre l’intérêt public. Le dysfonctionnement du système judiciaire malien s’expliquait par ce genre de comportement qui ne faisait que déconsidérer l’administration de la justice au Mali. C’est pourquoi, une majorité de citoyens maliens ont perdu confiance à la volonté des autorités de lutter contre ce fléau. Avec ce processus judiciaire de la Cour Suprême, l’espoir pourra renaître dans la société, à condition qu’on n’assiste pas à une instrumentalisation politique de la justice selon certains observateurs qui ont émis leur scepticisme. Nonobstant cette remarque, le peuple malien dans son ensemble, doit encourager et soutenir l’action du Procureur général qui vise à redorer l’image de l’administration de la justice malienne.
La bonne foi des autorités doit être reconnue par ceux qui sont assujettis aux dispositions de la loi. Autrement dit, tel qu’exprimé par l’auteur RAWLS, une certaine conception de la justice doit être partagée par les membres de la communauté et doit faire avancer leur bien-être respectif. Les institutions judiciaires sont les premières à être tenues à un fonctionnement juste, elles doivent permettre une distribution des droits et devoirs qui correspondent à l’idée partagée de la justice. L’actuel débat sur la technicité du droit est passionnant à plusieurs titres : la recherche de l’équilibre entre l’intérêt public et le droit des justiciables (les mis en cause). Il soulève un principe fondamental en droit, la notion de procédure qui fait partie des exigences du droit comme étant un moyen et non une finalité. Une des fonctions du droit positif, c’est de rendre la décision de justice conformément à l’esprit de la norme juridique. Mais selon la conception herméneutique en matière de droit ouvert par opposition au droit fermé, le juge doit intégrer à la norme juridique, les attentes de la société. Il faut rappeler que le débat se déroule dans un contexte exceptionnel où il y’a absence de la Haute Cour de Justice, mais qu’il ne faut pas dissocier de la raison de l’intérêt public. Dans le cas d’espèce, le rôle du juge, vise à répondre aux exigences du droit, mais également, chercher à faire adhérer le public à sa décision par la persuasion de ses arguments juridiques qui tiendront compte de certaines valeurs de la société. Ce principe caractérise le droit contemporain, ouvert, évolutif et dynamique, obligeant les acteurs judiciaires à se surpasser et situer leur analyse et raisonnement juridique dans la perspective de concilier le rapport entre le droit et le consensus social, surtout en matière de lutte contre l’impunité. Autrement dit, le consensus qui se dégage actuellement au sein des sociétés contemporaines, influence de plus en plus le droit positif vers une adaptation. Au delà des velléités d’un spectacle médiatique au Mali, l’argument défendu par le procureur, repose sur une base juridique solide pour nous sortir de cet imbroglio juridico-judiciaire. Sa démarche est louable pour défendre l’intérêt public, sans enfreindre aux droits fondamentaux des mis en cause qui sont présumés innocents et qui bénéficient de cette présomption. Le droit se situe dans ce cadre qui assure l’équilibre garantissant la protection des droits des parties. Quelle est la base juridique qui régit l’intervention du Procureur général de la Cour Suprême?
1 – Dispositions de la constitution de 1992.
Article 81, le pouvoir judiciaire est exercé par la Cour Suprême et les autres Cours et Tribunaux. Le pouvoir judiciaire est le gardien et veille au respect des droits et libertés définis par la Constitution. Le pouvoir judiciaire est chargé d’appliquer dans le domaine qui lui est propre, les lois de la République.
Article 95, la Haute Cour de Justice est compétente pour juger les poursuites déclenchées contre hauts dirigeants. Mais comme elle est dissoute, cette disposition n’a pas d’effet dans le cas en espèce.
Article 206 de la loi no. 2016-046 du 23 septembre 2016 portant loi organique fixant l’organisation, les règles de fonctionnement de la Cour Suprême et la procédure suivie devant elle, consolidées par celles de l’article 1er,h) du protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance, additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention de gestion, de règlements des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest ( CEDEAO).
2 -JURISPRUDENCE GUINÉENNE: (voir affaire Nabayagate, comment réagir face à l’absence de la Haute Cour de Justice, par Mamoudou Montes Diakité).
A l’absence de la Haute Cour de Justice, dissoute au Mali, ces dispositions confèrent le pouvoir au Procureur général de la Cour Suprême de mettre en œuvre l’action publique. Dans le cas en espèce, même si nous étions dans une situation où les procédures n’étaient pas claires, « rappelons qu’il s’agit de loi de procédure et non de fond, celle-ci étant régie par les textes déjà en vigueur, on serait à mesure d’interroger la Constitution. Si l’absence de la Haute Cour de Justice peut semer le doute, et qu’elle constitue le non aboutissement de la transition entamée, elle ne garantit pas une impunité totale aux dirigeants mis en cause où un vide juridique. C’est aux services compétents de jouer leurs partitions pour l’intérêt public et celui de la République du Mali »
Quant au principe d’immunité de juridiction, il fait souvent l’objet
d’amalgame ou de diversion. En quoi il consiste?
IMMUNITÉ DE JURIDICTION : c’est un privilège dont bénéficient certains dirigeants en vertu duquel, ils ne peuvent être déférés aux juridictions de l’État où ils résident. Cette définition implique la notion de procédure qui a été invoquée par certains acteurs judiciaires à l’absence de la Haute Cour de Justice. Mais nous avons fait une démonstration contraire.
« Le plus souvent considéré comme le reflet d’une société, la procédure pénale qui de manière simple, se définit comme le lien nécessaire, l’inévitable trait d’union entre l’infraction et la sanction, est confrontée une tâche titanique. Il s’agit, pour remplir sa mission de concilier l’impératif de protection de la société qui se déduit de la répression spontanée de tous les coupables et celui de la sauvegarde des droits et libertés individuels. Les lois de la procédure peuvent dès lors présenter un caractère rigide dans le premier cas, ou un caractère SO UPLE si la priorité était accordée au second impératif »
IMMUNITÉ DE LA FONCTION : ce privilège se rattache uniquement à la fonction. Un ministre ou dirigeant qui bénéficie de cette immunité, n’est pas moralement innocente simplement parce qu’il n’avait pas prévu une conséquence particulière d’un acte illégal. Un acte criminel n’est pas couvert par ce privilège, surtout lorsque la personne a prêté serment pour bien accomplir sa fonction avec probité morale. La loi qui régit ce privilège ne peut avoir d’effet, en cas d’infraction, sauf si une faute a été commise de
bonne foi dans l’exercice de son mandat. Dans ce cas certaines circonstances atténuantes sont prises en considération.
Le procureur général a évoqué le double degré d’instruction que nous allons examiner avec l’aménagement de la juridiction d’instruction.
DOUBLE DEG RÉ D’ INSTRUCTION : « Le double degré d’instruction en matière criminelle, à la différence de la procédure suivie en matière correctionnelle, la saisine de la juridiction de jugement doit toujours être précédée d’une instruction, elle-même soumise à un double degré de juridiction. Nous pouvons déduire logiquement que le double degré de l’instruction signifie simplement que les actes et les ordonnances du juge d’instruction puissent être remis en cause devant les juges supérieurs par les mécanismes légaux prévus expressément à cet effet. De manière plus concrète la règle du double degré de l’instruction signifie qu’en matière pénale, une affaire doit pouvoir être successivement instruite par deux juridictions différentes dont l’une est supérieure à l’autre, en l’occurrence le juge d’instruction et la chambre de contrôle de l’instruction. Traditionnellement présenté comme une garantie de la bonne justice, le principe du double degré de juridiction comme celui de l’instruction est un principe fondamental de la procédure pénale. Il est même par de nombreuses jurisprudences, considéré comme un principe qui s’impose tant aux juges qu’au législateur non seulement en ce qui concerne le jugement de l’action publique, mais aussi en ce qui concerne le jugement de l’action civile exercée par la victime dans la mesure où son non respect serait nécessairement générateur d’inégalités devant la justice »
Conclusion : Le procureur général de la Cour Suprême a la compétence d’agir en vertu de la base juridique énoncée, et il faut dépassionner ce débat dans l’intérêt de la justice d’une part et du public malien d’autre part. Ce débat devrait servir à faire évoluer la connaissance de la science juridique au service des citoyens maliens et non l’inverse. Si la fonction du droit est d’arbitrer les attentes et aspirations de la société, il ne peut pas être le monopole uniquement des dirigeants politiques qui instrumentalisent le système judiciaire, ni des experts ou de l’auditoire spécialisé en la matière. Le droit est lié à son environnement et ce sont les besoins des citoyens qui créent le droit.
Boubacar Touré, juriste, Montréal, Canada